Avec le tandem vériste Cavalleria rusticana / I Pagliacci, l’opéra revient enfin au festival de Saint Céré



 

Après un très beau concert de musique instrumentale consacré à Ludwig Van Beethoven (1770-1827) dans le cadre majestueux du château de Castelnau Bretenoux, nous nous rendons à la halle des sports pour le premier des deux opéras au programme du festival de Saint Céré, le tandem vériste Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni (1863-1945) et I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (1857-1919). Le temps incertain qui régnait sur Saint Céré depuis le début de la manifestation a obligé les responsables du festival à replier l’ensemble des représentations à la halle des sports. Les solistes du tandem Cavalleria / Pagliacci sont pour la majorité d’entre eux issus du concours international de chant de Clermont Ferrand ; si dans l’écrasante majorité des concours de ce type les récompenses sont des sommes d’argent plus ou moins importantes selon le classement des vainqueurs, le concours de Clermont Ferrand offre à ses vainqueurs des rôles dans un opéra qui sera monté deux ans plus tard. C’est ainsi que ces jeunes artistes ont pu faire des prises de rôles qui leur serviront de tremplin par la suite. Le tandem Cavalleria rusticana / I Pagliacci est une coproduction entre l’Opéra de Clermont Ferrand et la compagnie Opéra Éclaté ; coproduction dont la mise en scène a été confiée à Eric Perez qui signe là une de ses plus belles réalisations.


C’est dans un décor de théâtre de village que se déroule l’action des deux opéras et, selon les besoins, on voit une croix grandeur nature, une scène de cirque, un intérieur de loge … En ce qui concerne la mise en scène, les décors et les costumes, le travail de réflexion d’Eric Perez et de Yassine Benameur, son assistant metteur en scène, a essentiellement tourné autour du « vrai » : la vie de village pour Cavalleria, la vie d’une troupe de théâtre itinérante pour I Pagliacci. Le seul changement concernant la partition concerne le Prologue de Pagliacci placé tout au début de la soirée ; Perez a eu la très bonne idée de placer son artiste, Jiwon Song, au milieu du public, ce qui renforce l’effet de surprise voulu par Perez et son équipe. De même, les entrées du chœur côté jardin et par le fond de la salle est une excellente idée. Autant de « petits » détails qui, ajoutés à l’utilisation de TOUS les artistes tant dans Cavalleria que dans Pagliacci, donnent à l’ensemble de la production une inégalable touche de rusticité campagnarde qui va à merveille à un tandem vériste dont Eric Perez s’est emparé sans coup férir. En ce qui concerne le plateau vocal, c’est une distribution jeune et internationale issue pour partie du concours international de chant de Clermont Ferrand. Et le moins que l’on puisse dire c’est que les voix sont toutes superbes et très prometteuses ; cependant, Eric Perez nous disait lors d’une rencontre organisée avec le public peu après que « le concours n’ayant pas permis de recruter, entre autres artistes, le ténor qui chante Turiddu et Canio, il a été recruté plus tard sur audition. ». 



Juste avant le début de Cavalleria rusticana, le jeune baryton Jiwon Song interprète sans faiblesses le prologue, initialement composé par Ruggero Leoncavallo (1857-1919) pour introduire I Pagliacci, au milieu du public ; la belle voix de baryton du jeune homme claque dans la salle tel un coup de fouet. On ne peut qu’être frappé par la parfaite maîtrise de l’instrument : Médium superbes, graves et aigus insolents, technique remarquable. Après ce prologue remarquablement interprété, débute Cavalleria rusticana composé et créé en 1890 par Pietro Mascagni (1863-1945). La vie de cette petite communauté paysanne n’est pas si différente de la « vraie vie » : amour, trahison, jalousie, duels … Autant d’éléments qui dressent la toile autour des personnages de Mascagni comme l’araignée dresse la sienne autour de ses victimes. C’est la jeune et talentueuse Christelle Di Marco qui incarne Santuzza ; la jeune femme est une excellente tragédienne et sa Santuzza (son diminutif, Santa, est utilisé à plusieurs reprises tant par Turiddu que par mama Lucia) exprime ses sentiments aussi bien par son chant que par ses déplacements. Vocalement, Christelle Di Marco possède une voix exceptionnelle : large tessiture, medium assuré, graves pleins et chaleureux, aigus insolemment projetés. L’unique aria de Santuzza « Voi lo sapete ô mama », dans lequel elle raconte son déshonneur à mama Lucia, est interprété avec une sûreté de métier peu commune pour une si jeune artiste. Le Turiddu de Denys Pivnitskyi est insolent de santé vocale et physique ; le jeune ténor ukrainien épouse avec beaucoup de facilité le personnage du paysan arrogant et coureur de jupons qui cherche d’abord son plaisir sans s’intéresser aux autres. Vocalement, le jeune homme maîtrise son instrument sans efforts : la tessiture « colle » parfaitement à celle de Turiddu ; le médium est parfait, les graves et les aigus insolents. Avec « Mama, quel vino è generoso … », le jeune homme qui comprend enfin qu’il est allé trop loin, avoue à sa mère qu’il s’est mal conduit avec Santuzza et lui demande de veiller sur elle comme si elle était sa fille. Gosha Kowalinska incarne une belle Lucia ; et si on peut regretter de la voir si peu elle n’en est pas moins le lien indispensable entre Santuzza et Turiddu. Très pieuse, mama Lucia profite de la procession d’actions de grâces de Pâques pour blâmer Santuzza (la Pietà voulue par Eric Perez pour renforcer l’image de piété ambiante en ce jour Saint est incarnée par Solen Mainguéné (Nedda) et Jean Miannay [Beppe]) avant de s’effondrer dans ses bras à la mort de Turiddu. Dongyong Noh (Alfio) et Ania Wozniak (Lola) complètent avec talent une distribution certes jeune mais de très belle tenue. Quant au chœur Opéra Éclaté il donne de très belles choses à entendre ; la procession de Pâques, qui s’achève sur la « révélation » de la pietà est interprétée avec uns simplicité remarquable et chacun suit le chef d’orchestre avec précision.

  


Avec I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (1857-1919) le changement de ton est total. On quitte la campagne pour le monde du théâtre itinérant. La très bonne idée de Perez est de faire commencer l’opéra par le salut final de Cavalleria d’abord face au public puis face au chœur, comme pour faire le lien entre les deux œuvres. La jalousie maladive de Canio est au centre du chef d’œuvre de Leoncavallo, jalousie attisée par Tonio lui même jaloux de l’amour de Nedda et de Sylvio. Dans ces conditions, quel autre destin reste-t-il pour les deux amants que la mort ? Pour interpréter le rôle de Canio, on retrouve l’excellent ténor Denys Pivnitskyi. Le jeune homme donne à son personnage une dimension à la fois dramatique et tragiquement humaine ; l’aria « Recitar … Vesti la giubba » est parfaitement interprété et l’on voit bien l’ambivalence de « Pagliaccio» qui au final ne parvient plu à faire la différence entre théâtre et vie réelle. Solen Mainguéné, que nous avions aperçu en pietà dans Cavalleria rusticana campe une très belle Nedda. Amoureuse d’un autre homme, elle hésite cependant à quitter Canio dont elle redoute la jalousie furieuse et la violence. La voix, solide, saine, large couvre sans problèmes la tessiture du personnage et nous avons une Nedda forte et fragile qui est parfaitement consciente de courir un danger imminent. Dongyong Noh change également de personnage et incarne cette fois le clown Tonio ; jaloux de Sylvio, l’amant de Nedda, il monte Canio contre les deux tourtereaux. Comédien/tragédien engagé, Noh fait passer toute la jalousie et la frustration de Tonio autant par son chant superbe que par ses mouvements et actions pendant toute la soirée. Jean Miannay est un Beppe (Arlequin) très prometteur. Médiateur né, il tente tout pour sauver Nedda sans, pour autant, y parvenir ; et si on peut regretter que Beppe n’ait pas un rôle plus conséquent, on ne peut qu’apprécier ses rares interventions. Après sa très belle interprétation du prologue en tout début de soirée, nous retrouvons avec plaisir Jiwon Song dans le rôle de Sylvio. Très amoureux de Nedda, il tente tout pour la convaincre de le rejoindre au sein du public, la « vraie vie » ; les duos Sylvio/Nedda sont interprétés avec fermeté et une précision millimétrée. La représentation vire au drame parce que Canio, devenu fou de jalousie ne se contrôle plus et la mort de Nedda et Sylvio au beau milieu du public marque d’autant plus fort les esprits, que les coups de couteau de Canio rappelle cruellement les féminicides perpétrés avec la même violence gratuite et inutile. Si le chœur apparaît moins, ses interventions ne peuvent masquer la tension qui règne dans le théâtre itinérant ; par ailleurs il n’en est pas moins le témoin horrifié de la représentation avortée dans le sang de Nedda et de Sylvio : « La comedia è finita » dit Canio en conclusion, congédiant par ces mots terribles un public sous le choc.

 


A la tête de l’Orchestre Opéra Éclaté, Gaspard Brécourt dirige les chefs d’œuvre de Mascagni et Leoncavallo avec une belle énergie ; la battue est claire, nette, précise, dynamique. La musique est sublimée, ciselée avec un art consommé, coulant tel un fleuve tempétueux dans la salle, rappelant au passage que pour Turiddu, Nedda et Sylvio, il n’y a pas d’autre destin possible que la mort. Nous apprécions d’autant plus la lecture de Brécourt que le chef d’orchestre a beaucoup travaillé en amont de la représentation avec ses musiciens.


C’est une très belle soirée à laquelle nous avons assisté ; soirée placée sous un double symbole : la jalousie, tout d’abord, sentiment terrible et affreux qui touche chacun, homme ou femme, et qui peut conduire à la mort, redoutable, rapide ou lente. L’émotion, ensuite, des adieux. En effet, la compagnie Opéra Éclaté, dont le directeur Olivier Débordes est à l’origine du festival de Saint Céré tel qu’il existe actuellement, a été priée par la DRAC** d’Occitanie de quitter le site du festival. La décision est d’autant plus choquante et incompréhensible que nul autre que la troupe Opéra Éclaté n’a apporté plus à la petite ville de 3700 habitants. On ne peut que rappeler que la culture est un vecteur essentiel de la vie locale.


Compte rendu, opéra. Saint Céré. Halle des sports. Pietro Mascagni (1863-1945) : Cavalleria Rusticana avec : Christelle Di Marco*, Santuzza ; Denys Pivnitskyi, Turiddu ; Dongyong Noh*, Alfio ; Gosha Kowalinska, Lucia ; Ania Wozniak*, Lola ; Eric Perez, mise en scène ; Yassine Benameur, assistant à la mise en scène ; David Bélugou, scénographie et costumes ; Joël Fabing, lumières. Ruggero Leoncavallo (1857-1919) : I Pagliacci avec : Solen Mainguéné*, Nedda ; Denys Pivnitskyi, Canio ; Dongyong Noh*, Tonio ; Jean* Miannay, Beppe ; Jiwon Song, Sylvio / Prologo. Chœur et Orchestre Opéra Éclaté. Gaspard Brécourt, direction. Eric Perez, mise en scène ; Yassine Benameur, assistant à la mise en scène ; David Bélugou, scénographie et costumes ; Joël Fabing, lumières.


* Artistes issus du concours international de chant de Clermont Ferrand


** Direction Régionale des Affaires Culturelles


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